Traduit par Torsten Schwanke
La réflexion sur la double catastrophe du national-socialisme et de la Seconde Guerre mondiale à l'aide d'un discours existentialiste est l'un des traits fondamentaux de la compréhension culturelle de soi après 1945 et en même temps une caractéristique marquante de la littérature de langue allemande, en particulier des jeunes générations, jusque dans les années 1950. La métaphorisation existentielle de l'expérience historique contemporaine permettait de reconnaître que l'individu était touché par la dictature fasciste et la guerre mondiale et de légitimer les crises d'orientation dans la transition vers l'ordre d'après-guerre, mais en même temps d'occulter une véritable confrontation historique et politique avec le national-socialisme et ses conditions sociales. Les topoï de „l'angoisse" (Kierkegaard), de la "situation limite" (Jaspers), de la "déchéance" (Heidegger), de la "liberté" et de l'"engagement" (Sartre), de „l'absurde" et de la "révolte" (Camus), remplissent leur fonction historique spécifique entre „l'heure zéro" supposée de la fin de la guerre et la consolidation de la reconstruction politique et économique dans les années 1950, en tant qu'expression d'un sentiment de vie représentatif de la crise, dans lequel les expériences malheureuses individuelles dans l'histoire violente du 20e siècle et la tentative de les surmonter moralement sont médiatisées dans le champ de tension entre le retour à l'histoire culturelle et le nouveau départ historique. Le renouement avec la philosophie existentielle allemande des années 1920 et la réception de l'existentialisme français plus récent se réfractent donc, dans les années qui suivent la fin de la guerre, dans un discours existentialiste typique de l'époque, qui rapporte les topoï de la philosophie existentielle au processus de compréhension de soi de la société d'après-guerre, en ce sens qu'il annule en même temps l'expérience catastrophique de l'histoire contemporaine et les crises d'orientation idéologiques et de l'histoire de la vie, surtout pour les jeunes générations, dans le "malaise" (Hans Egon Holthusen) général de l'homme moderne.
Le champ de tension des topoï existentialistes cités montre néanmoins que l'existentialisme de l'après-guerre, malgré les multiples recoupements et superpositions des lignes de tradition, ne doit pas être pensé comme une unité homogène, mais comme un champ complexe dans lequel se reflètent les conflits politiques, sociaux et générationnels marquants de la vie culturelle et littéraire. Ainsi, Mechthild Rahner a montré, à l'exemple de la littérature de revue ouest-allemande de la fin des années 1940, que l'existentialisme français "n'a pas seulement joué un rôle en tant qu'école philosophique et littéraire, mais aussi et surtout en tant que comportement et attitude de vie auprès de l'intelligentsia en Allemagne", un rôle décisif dans la "nouvelle formation de la conscience politique" et la "définition des positions intellectuelles après 1945". Face à la catastrophe de l'histoire contemporaine et à l'influence préalable de la philosophie existentielle allemande, l'existentialisme français, notamment par sa mythification en tant que philosophie de la Résistance française, semblait fournir un modèle qui permettait de "mettre radicalement en doute le sens de la vie tout en témoignant d'un engagement résolument en faveur de la vie", de telle sorte que "débat intellectuel, engagement politique, théorie esthétique" et "style de vie" semblaient former une unité. Cependant, ce sont justement les notions d'engagement et de liberté de Jean-Paul Sartre qui, dans la réception allemande, mettent en évidence les lignes de fracture politico-culturelles du discours existentialiste: Pour les représentants "âgés" (dans le sens du modèle de pensée politique générationnel des années d'après-guerre) d'un retour culturel à l'héritage "humaniste" de la littérature et de la culture germanophones, l'existentialisme français apparaissait comme l'expression du "nihilisme" moderne et donc comme un symptôme de la crise spirituelle et morale qui était considérée comme la cause historique de la catastrophe historique et qu'il fallait donc surmonter. Malgré l'implication connue de Martin Heidegger dans le système national-socialiste, la philosophie existentielle allemande a été revalorisée de manière distincte et des adaptations chrétiennes de l'existentialisme face à la force explosive politique de l'existentialisme sartrien. D'autre part, la „jeune génération“ (comme Wolfgang Borchert, Hans Werner Richter et notamment Alfred Andersch) conçoit l'existentialisme français comme un modèle pour une révision critique fondamentale des traditions littéraires et culturelles impliquées dans le national-socialisme, en vue d'un nouveau départ social. Ces espoirs ont certes été durablement déçus par les processus de restauration du début des années 1950, mais ils ont été intégrés en tant qu'utopie critique dans la conception littéraire du Groupe 47 en tant „qu'opposition esthétique à la société de restauration", comme l'a formulé Ronald Schneider, et cela a permis de jeter des ponts entre les existentialismes allemand et français dans le modèle d'un „nouvel humanisme“.
Même si le lien plus fort avec la période d'avant-guerre et le rôle de mentor des émigrés comme Hermann Hakel et Hans Weigel rendaient moins visibles les lignes de fracture du discours existentialiste ouest-allemand dans la Vienne de l'après-guerre, cela esquisse également le contexte dans lequel Ingeborg Bachmann s'est confrontée à la philosophie existentielle allemande et à l'existentialisme français, en commençant à se profiler en même temps comme écrivain pendant ses études. Sa thèse de doctorat sur "La réception critique de la philosophie existentielle de Martin Heidegger" (1949) et des traces ouvertes de lecture de l'existentialisme français - comme son adaptation radiophonique de la pièce de théâtre d'Albert Camus "État de siège" - sont déjà des témoignages de cette confrontation avec différentes variantes de l'existentialisme dans la philosophie, la littérature et la culture de l'après-guerre, qui a marqué l'œuvre d'Ingeborg Bachmann depuis ses années d'études à Vienne jusqu'au début des années 1960. Ce qui suit se penche sur la question encore largement ouverte des liens de son œuvre avec l'existentialisme français et surtout avec Camus.
Les études de philosophie, de psychologie et de philologie allemande d'Ingeborg Bachmann à l'université de Vienne, entre 1946 et 1949, se situaient méthodologiquement dans la tension entre les variantes autrichiennes de la philosophie existentielle d'inspiration allemande (Alois Dempf, Leo Gabriel) et l'école viennoise du néopositivisme (Viktor Kraft). Dans ce contexte, sa thèse de doctorat intitulée "Die kritische Aufnahme der Existentialphilosophie Martin Heideggers" (La réception critique de la philosophie existentielle de Martin Heidegger), dirigée par le néopositiviste Viktor Kraft et résumant la réception de Heidegger des années d'avant et d'après-guerre "dans une perspective critique de Heidegger clairement identifiable" (Marion Schmaus), peut être lue comme un "compromis", selon Robert Pichl, entre ces positions philosophiquement opposées de l'après-guerre avec lesquelles elle s'était familiarisée en priorité pendant ses études. Lorsque Bachmann dit rétrospectivement, dans une interview de 1973, qu'elle a "disserté contre Heidegger", ce point de vue (en référence à une critique également politique de Heidegger et à son implication dans le national-socialisme) se réfère à la "séduction de la pensée irrationnelle allemande" incarnée à ses yeux par la philosophie de Heidegger. A cela s'oppose cependant dans la thèse la reconnaissance des "expériences fondamentales" existentielles thématisées par Heidegger ("angoisse" et "néant") dans leur signification centrale pour „l'homme moderne", qui pour Bachmann aussi "poussent à s'exprimer", mais justement pas dans la philosophie, mais dans l'art et la littérature, dans "le tableau de Goya Cronos dévorant ses enfants" ou dans "le sonnet de Baudelaire Le gouffre" par exemple, sur lequel se termine la thèse.
La confrontation d'Ingeborg Bachmann avec Heidegger et ses critiques contribue de manière décisive à l'autoréflexion poétologique de l'écrivaine, en lui permettant de donner une forme littéraire plus aiguë à des problématiques déjà présentes dans son œuvre de jeunesse, dans l'horizon de la topique existentielle et philosophique, et de fonder poétologiquement, dans ses écrits théoriques littéraires, la littérature en tant qu'expression des "expériences fondamentales" existentielles de l'homme, inarticulables autrement, dans leur forme historique spécifique. Les "Lectures de Francfort", dans lesquelles Bachmann déduit par exemple la "justification sociale de l'existence" de l'écrivain de son "regard authentique sur tout le malheur" des hommes, en sont un exemple révélateur, comment l'auteur adapte poétiquement la topique de la philosophie existentielle (dans laquelle les traces de Heidegger se mêlent aux réminiscences de Kierkegaard, entre autres), tout en cherchant la concrétisation historique de l'expérience existentielle par le recours à l'espace d'expérience historique contemporain de la littérature moderne et au concept de "littérature comme utopie", inspiré de Robert Musil. L'œuvre de jeunesse d'Ingeborg Bachmann, transmise par son héritage littéraire, laisse penser que la philosophie existentielle et l'existentialisme suscitent son intérêt précisément parce qu'ils pouvaient être rattachés à des problématiques déjà existantes dans l'œuvre en développement de la jeune auteure et qu'ils permettaient en même temps - sous une forme typique de l'époque et de la génération - une thématisation littéraire des expériences troublantes de l'histoire contemporaine entre le national-socialisme et la „libération“ ou la „restauration“. L'œuvre lyrique de jeunesse des années 1944 à 1946, c'est-à-dire la période entre le baccalauréat et le départ pour Vienne, est déjà marquée par un "existentialisme avant la lettre" (Hans Höller) dans sa tension entre le désespoir de la jeunesse et l'expérience extatique de la nature, la "conscience du fardeau" lisible dans l'histoire et la revendication radicale de la liberté, d'une motivation proto-existentialiste, à partir de laquelle la topique de la philosophie existentielle et des "Grunderlebnisse" heideggeriens pouvait également apparaître comme une précision de ses propres expériences de crise. La rencontre avec la philosophie existentielle et le discours existentialiste quotidien de la culture d'après-guerre conduit dans l'œuvre lyrique des années viennoises (surtout 1948-1952), dans des poèmes comme "Entfremdung", "Hinter der Wand" et "Menschenlos", à la métaphorisation existentielle typique de l'époque de l'expérience historique contemporaine. Dans le contexte de l'expérience catastrophique de la guerre mondiale et du national-socialisme, de la détresse de l'après-guerre et du début de la prise de conscience de la Shoah (par exemple lors de la rencontre avec Paul Celan), ces poèmes articulent des expériences existentielles d'aliénation et de désespoir, de "peur du monde" et d'abandon comme "bannissement" "dans le temps", qui fonctionnent en même temps comme une critique du temps et sont lus par les contemporains comme un traitement chiffré de l'expérience du temps. Cela apparaît particulièrement clairement dans le poème "Entfremdung", dans lequel la plainte répétée "Was soll nur werden?", qui structure le processus lyrique, est soumise à la décision du je lyrique: "Dois-je m'ouvrir, me rapprocher de tout à nouveau?" La métaphorisation existentielle permet d'exprimer l'intervention violente de l'histoire contemporaine catastrophique dans la vie de chacun sous une forme qui rend hommage à l'implication du sujet, mais qui traite ainsi en même temps le national-socialisme dans une abstraction existentielle et fait peser le poids de l'histoire sur l'individu.
En travaillant sur les poèmes de son premier recueil de poésie "Die gestundete Zeit" (1953), qui lui a permis de percer en Allemagne, Bachmann explicite sa critique de l'époque et déplace le ton de la plainte vers l'appel politique et moral, auquel la métaphore existentielle des poèmes comme "Die gestundete Zeit", "Früher Mittag", "Alle Tage" ou "Holz und Späne" se réfère désormais de manière fonctionnelle, de sorte que la concrétisation existentielle des "expériences fondamentales" modernes se situe plus clairement dans l'espace historique. Là où le poème "Entfremdung" se terminait dans le désespoir avec la ligne "Ich kann auf keinem Weg mehr einen Weg sehen", le poème "Holz und Späne", par exemple, lance au lecteur quelques années plus tard: "Seht zu, dass ihr wach bleibt!" Cette phase de l'œuvre lyrique peut donc, elle aussi, être lue en partie - comme le suggère la métaphore temporelle du titre du recueil "Die gestundete Zeit" - comme une confrontation littéraire avec la philosophie existentielle allemande, mais cette fois-ci dans un traitement nettement plus autonome de la topique existentialiste et en même temps dans un rattachement à l'existentialisme français. Barbara Agnese a montré que l'œuvre de Bachmann, surtout dans les années 1950 et au début des années 1960, est traversée par des références régulières aux problématiques formulées par Heidegger, qui vont de pair avec une "attitude fondamentale de démarcation démonstrative", dans la mesure où sa littérature se comprend comme un "contre-mouvement à la métaphysique" de type heideggérien. Dans les années 1960, les références à Heidegger se font plus rares et plus distantes au cours du travail sur le projet "Todesarten", avec lequel Bachmann quitte l'espace discursif de l'existentialisme d'après-guerre, et le point de départ critique de son "écriture contre Heidegger" n'en ressort que plus clairement. Dans un passage du fragment de roman "Das Buch Franza", il est dit, de manière presque programmatique: "Je parle de la peur. Fermez tous les livres, l'abracadabra des philosophes, de ces satyres de la peur qui font appel à la métaphysique et ne savent pas ce qu'est la peur. L'angoisse n'est pas un secret, pas un terme, pas un existentiel, rien de supérieur, pas un concept, Dieu nous en préserve, pas systématisable. La peur ne se discute pas, elle est l'agression, elle est la terreur, l'attaque massive contre la vie".
La peur de la mort concrète de la protagoniste Franziska Ranner, liée à la réalité de l'expérience de la violence sociale, est donc ici tenue de manière critique contre l'existentiel abstrait heideggérien de la peur. Ce geste de démarcation contre la philosophie existentielle universitaire, dans lequel l'engagement de la littérature, teinté d'existentialisme, à thématiser des expériences existentielles malheureuses (issues de la poétologie de Bachmann des années 1950) se poursuit néanmoins dans une concrétisation socio-psychologique et historique plus aiguë, revient encore une fois dans le roman "Malina" (1971), lorsque le "je" féminin narrateur joue ironiquement le cas de conscience concret du facteur Kranewitzer contre les "méditations" abstraites des "titulaires de chaires" "sur l'Ontos On, l'Aletheia ou, en ce qui me concerne, l'origine de la Terre et l'origine de l'univers".
L'existentialisme français, contrairement à la philosophie existentielle de Heidegger, était également une fascination pour l'histoire de la littérature de la modernité européenne en cours de rattrapage. Et en tant que philosophie et littérature de la Résistance, il était en même temps un phénomène culturel et historique avec un potentiel d'identification considérable. Ce qui frappe dans la bibliothèque d'Ingeborg Bachmann dans son dernier appartement romain, c'est qu'elle n'a conservé qu'un titre marginal de Jean-Paul Sartre, mais sept publications d'Albert Camus - de la traduction allemande de son drame "Belagerungszustand" (dans une édition de 1955) en passant par le recueil de nouvelles "Das Exil und das Reich" (1958) jusqu'à une réédition française de l'œuvre théorique majeure de Camus "L'homme révolté" (1968). Si ce déséquilibre correspond au profil de son dialogue littéraire avec l'existentialisme français - et dans l'état actuel des connaissances, de nombreux indices le laissent penser -, la lecture de Bachmann se démarque de la concentration sur Sartre dans les premières années de la réception allemande après 1945, mais se trouve en même temps en accord avec la réception allemande de Camus, nettement plus positive, qui oppose le prétendu nihilisme de Sartre, son concept controversé de "littérature engagée" et son marxisme à l'orientation idéologiquement sceptique et morale de l'œuvre de Camus.
La tentative de Bachmann de justifier la pertinence sociale de la littérature par une prise de distance réfléchie et critique par rapport aux débats de politique littéraire de l'époque se manifeste également dans sa position par rapport à la controverse Sartre versus Camus. Ainsi, dans sa première "conférence de Francfort" sur "Questions et fausses questions", elle parle avec une nette distance, de manière formellement abstraite et seulement en passant, de la "flambée de la lutte entre la littérature engagée et l'art pour l'art", à laquelle sa "génération" a "assisté" dans l'immédiat après-guerre. Le débat déclenché par Sartre (dont le nom n'est pas cité) est certes reconnu historiquement comme "conséquence directe de la catastrophe politique en Allemagne et des catastrophes qui en ont résulté dans les pays voisins frappés", mais il est en même temps relativisé en tant que phénomène du marché littéraire. En ce qui concerne l'argumentation des cours, on pourrait dire que Bachmann oppose sa compréhension de la "littérature comme utopie" développée par Robert Musil à la conception explicitement politique de la littérature engagée de Sartre, qui était en outre biaisée par sa réception allemande controversée et le tournant de Sartre vers le marxisme. Le point de départ de l'expérience malheureuse de l'individu, l'insistance sur la pertinence sociale de la littérature, l'idée que l'histoire littéraire se déroule en une succession de "chocs révolutionnaires" et de soudaines "secousses morales et cognitives", l'importance centrale de la critique du langage et du travail littéraire sur une "nouvelle langue" ou l'idée du poète comme "désespéré" et "coupable" dans ses efforts d'authenticité - de tels motifs poétologiques relient toutefois le projet de "littérature comme utopie" de Bachmann, développé à partir de Musil, à la poétologie de l'existentialisme français et de sa réception allemande. Bachmann jette certes un regard rétrospectif avec un certain scepticisme sur les "révoltes esthétiques" (comme elle les appelle) des débuts de la modernité, mais elle conclut ses cours par le geste existentialiste du "néanmoins" dans la citation du surréaliste René Char: "A l'effondrement de toutes les preuves, le poète répond par une salve d'avenir".
Ce qui caractérise en outre les "Lectures de Francfort", c'est que de tels motifs, que l'on peut faire remonter à l'existentialisme français, même s'ils acquièrent une nouvelle importance dans le cadre de la poétologie de Bachmann, se croisent avec des réminiscences d'une topologie formée à la philosophie existentielle allemande et à Heidegger. Cela vaut aussi bien pour la critique (en même temps liée à Musil) de la "mauvaise langue" de la "vie" quotidienne, qui sert de toile de fond à l'utopie linguistique poétique, que pour le rattachement de "l'effet de transformation" de la littérature aux expériences douloureuses de l'écrivain et à son "regard sur tout le malheur" des hommes de son temps, ou encore pour la métaphore de la description de l'existence de l'écrivain elle-même comme "être projeté sur une piste", sur laquelle le poète est "vraiment là", "désespéré sous la contrainte de devoir faire du monde entier le sien, et coupable dans la prétention de définir le monde". Dans ce commentaire sur la notion de "constante du problème", les concepts heideggeriens de „Geworfenheit“ et de „Dasein“ s'associent directement aux concepts existentialistes généraux de désespoir et de culpabilité, qui remontent à Kierkegaard et ont été interprétés différemment par Heidegger et Sartre. Le recours de Bachmann à ce discours existentialiste pour justifier l'ancrage social et l'impact de la littérature s'inscrit par ailleurs dans la continuité de l'application critique de l'époque des figures de pensée de la philosophie existentielle dans l'après-guerre, et pourtant ces passages existentialistes ne fondent pas, dans la structure argumentative globale des cours, une poétologie existentialiste, mais servent à la concrétisation existentielle et historique du projet poétologique de la "littérature en tant qu'utopie", déduit d'une autre manière. Ingeborg Bachmann était trop proche de l'idée de Theodor W. Adorno selon laquelle la littérature et l'art tirent leur pertinence sociale précisément de leur liberté esthétique pour pouvoir comprendre le mouvement de Sartre d'une littérature existentiellement engagée à une littérature politiquement engagée pour le marxisme. La démarcation entre une critique littéraire de la violence sociale et une politisation à court terme de la littérature justifie encore dans les années 1960 sa distance relative par rapport à l'imbrication croissante de la littérature et de la politique à la fin de l'après-guerre littéraire. Joachim Eberhardt constate à juste titre que, pour l'auteur du projet "Todesarten", "face à la scène de meurtre qu'est la société une philosophie de la liberté autodéterminée", telle qu'elle se rattache avant tout à l'existentialisme de Sartre, "devait paraître anachronique".
Pourtant, dans les années 1950, Bachmann ne cesse de reprendre dans sa littérature des problématiques et des figures de pensée existentialistes, afin de se démarquer en même temps du pathos de la décision et de la liberté de l'existentialisme français. Le récit "Das dreißigste Jahr" (La trentième année) est révélateur à cet égard. Le "schéma structurel" existentialiste de la "prise de conscience" existentielle avec la soudaine "prise de conscience de la nécessité d'un engagement" (Mechthild Rahner), tel qu'il est mis en scène dans le drame à succès de Sartre "Les mouches" (1943) ou dans "L'état de siège" de Camus (1948), fait également partie de ses films littéraires (parmi d'autres, en langue allemande). Dans le modèle de crise du récit de Bachmann, l'irruption soudaine du souvenir ne conduit justement pas le trentenaire à un "choix" libre de sa propre existence et à une "décision" qui en résulte pour une "action" engagée, mais le prétendu départ se transforme dans la navette entre Vienne et Rome en un mouvement multiple de "répétition", dans lequel le protagoniste est contraint de prendre conscience des conditions sociales et des limites spirituelles de son existence dans la "prison" de la société donnée et de son "langage de voyou", mais aussi de les reconnaître finalement de manière critique. Ce n'est qu'en traversant le désespoir - "Cette année lui a brisé les os" - et la mort symbolique - l'accident de voiture dans lequel son chauffeur "est mort à sa place" - qu'il parvient finalement à une nouvelle profession de foi en la vie: "Mais maintenant, il souhaitait la vie. Enfin, il se dit: En effet, je suis vivant, et mon souhait est de vivre encore longtemps". Le moi-narrateur interprète ce nouveau départ de manière symbolique: "Je te dis: lève-toi et marche! Tu n'as pas un os de cassé". Cela reprend certes les appels intermédiaires à caractère existentialiste de la voix narrative à „l'engagement" par "responsabilité" dans l'esprit de la "liberté": "Alors saute encore une fois et démolit le vieil ordre honteux. Alors sois différent, pour que le monde change, pour qu'il change de direction, enfin! Alors, donne-lui un coup de pied!" et ces appels à la "résurrection / de la mort, / de l'oubli!" se reflètent également dans les fantasmes existentialistes de liberté du protagoniste: "Liberté dont je parle: la permission, puisque Dieu n'a déterminé le monde en rien et n'a rien fait pour son comment, de le refonder encore une fois et de le réorganiser". Le récit laisse cependant totalement ouverte la question de savoir si le nouveau départ final reprendra effectivement le rêve existentialiste antérieur d'une "résiliation de l'histoire au profit d'une refondation", ou si un tel "engagement" existentialiste ne fait pas plutôt partie de ce passé que le protagoniste laisse derrière lui lorsqu'il se tourne désormais vers une vie consciemment quotidienne de "travail" dans le monde social donné. A la place du tournant symbolique vers la liberté en tant que prise en charge de l'engagement social dans le schéma structurel existentialiste, le récit de Bachmann propose une exploration modélisée du rapport complexe entre la liberté et l'ordre "dans le jeu de l'impossible avec le possible", qui peut en même temps être lue comme un contre-projet sceptique à l'existentialisme héroïque de type sartrien.
Il est remarquable que la réponse à Sartre dans le récit "La trentième année" soit également une réponse à l'essai d'Albert Camus "Le mythe de Sisyphe" (1942), où il est dit à propos de la genèse biographique d'une conscience de l'absurde: "Un jour vient où l'homme constate qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa jeunesse. Mais en même temps, il détermine sa situation en se situant par rapport au temps. Il reconnaît qu'il se trouve à un certain point d'une courbe qu'il doit - il l'avoue - parcourir". C'est ainsi que l'on pourrait lire la fin du récit de Bachmann. Chez Camus aussi, la prise de conscience de la reconnaissance du monde dans son "absurdité" part de l'"exaspération" du "quotidien" (comme il pousse le protagoniste de Bachmann au désespoir) et aboutit à la constatation suivante: "Même la pensée ne mène nulle part", car elle se heurte à des "murs" - la douloureuse expérience limite du trentenaire de Bachmann dans la bibliothèque nationale de Vienne, lors de sa tentative de résoudre le "problème de la connaissance" de manière abstraite et philosophique, suit clairement le même modèle. Dans le modèle de crise existentialiste de Camus, la "révolte, le déchirement et le conflit" du trentenaire mènent à nouveau à l'alternative héroïque du "suicide ou du rétablissement", que le récit de Bachmann contourne justement par le motif de la mort par procuration, en renonçant en même temps aux notions existentialistes de signal de l'absurde et du "choix" ou de la "décision".
Dans la représentation de l'expérience de crise de son protagoniste, Bachmann se sert donc de motifs existentialistes qui ont rappelé à la recherche Camus ("L'étranger") et Sartre ("La nausée", "L'être et le néant"); le dépassement de la crise ne suit cependant pas le schéma structurel existentialiste courant. Malgré son mouvement désespéré entre les pôles fixés de Vienne et de Rome, le protagoniste de Bachmann ne correspond pas non plus au Sisyphe de Camus, la figure d'identification mythique de „l'heure zéro", mais tout au plus au modèle de Camus de "L'homme révolté" (1951), „l'homme en révolte", d'une révolte qui, compte tenu du regard historique de Camus sur la multiplicité de ses manifestations, ne doit plus être pensée comme une percée unique vers „l'essence" de la liberté existentielle, mais comme un processus de "révolte toujours renouvelée de l'homme contre ses conditions de vie, pour la défense d'une dignité commune à tous les hommes". Si le récit "La trentième année" peut donc être lu comme une confrontation avec le concept directeur de révolte de Camus, l'ouverture de la conclusion du récit et le décalage non résolu entre les appels existentialistes et le comportement des personnages du récit marquent ici encore une fois le scepticisme de Bachmann vis-à-vis de la croyance de l'existentialisme français en la "liberté et la responsabilité abstraites" de l'individu et en la "pertinence historique de ses décisions individuelles". (Mechthild Rahner). Dans son récit "Das dreißigste Jahr", Bachmann joue encore une fois la topique de l'existentialisme d'après-guerre, pour dire en même temps adieu au pathos de la critique existentialiste de l'époque de Sartre et de Camus.
Cette différence, également par rapport à Camus, peut être illustrée une fois de plus dans sa dimension théorique littéraire par un regard comparatif sur le discours du prix Nobel de Camus (10 décembre 1957) et les écrits poétologiques de Bachmann des années suivantes. Dans ses "Lectures de Francfort", Bachmann partage le point de vue idéologico-sceptique et moraliste de Camus selon lequel, face à l'histoire violente du XXe siècle, l'écrivain, selon Camus dans son discours, "ne peut pas aujourd'hui se mettre au service de ceux qui font l'histoire: il est au service de ceux qui la subissent". Si Camus en déduit l'obligation pour l'écrivain de "servir la vérité et de servir la liberté" en tant que "résistance à l'oppression", il est frappant de constater que Bachmann reprend directement l'obligation de la littérature de dire la vérité de manière critique dans son discours pour la remise du prix de la pièce radiophonique des aveugles de guerre un an et demi plus tard - "La vérité, en effet, est exigible de l'homme" - alors qu'elle renonce au concept programmatique de liberté de l'existentialisme français, ici comme dans les "Lectures de Francfort". Elle le remplace par des figures relationnelles complexes de liberté et d'ordre, dans le discours à l'aveugle de la guerre par un "rapport de tension" dynamique entre le "possible" et „l'impossible", qui s'enflamme aux "limites" d'un "ordre" compris non pas politiquement, mais socialement et moralement. Un regard rétrospectif sur les traces de sa réception de Camus dans les années 1950 montre que cette référence indirecte à la conception de la littérature de Camus, qui s'y rattache et s'en démarque à la fois, n'est pas née tout à fait par hasard à l'occasion de la distinction de sa pièce radiophonique "Le bon Dieu de Manhattan".
La première trace d'une réception littéraire de Camus se trouve dans un fragment de prose d'une demi-page intitulé "En voyage". Par son motif d'une ville à l'aspect surréaliste, avec ses portes fermées et ses gardiens, et par la localisation temporelle et symbolique du monde raconté dans la "Peste: plein été", cette ébauche renvoie d'une part à la lecture du roman de Camus "La peste" (1947), dont la première traduction allemande a été publiée à Innsbruck en 1948, et d'autre part au langage visuel de la première tentative de roman de Bachmann "Ville sans nom".
Une référence intertextuelle à Camus ne se retrouve ensuite que dans le poème "Alle Tage" du premier recueil de poèmes "Die gestundete Zeit" (1953):
Tous les jours
La guerre n'est plus déclarée,
Mais se poursuit. L'inouï
Est devenu banal. Le héros
Reste à l'écart des combats. Le faible
S'est déplacé vers les zones de feu.
L'uniforme du jour est la patience,
La distinction la pauvre étoile
L'espoir au-dessus du cœur.
Elle est décernée,
Quand il ne se passe plus rien,
Quand les tirs de barrage se sont tus,
Q!uand l'ennemi est devenu invisible
Et que l'ombre de l'armure éternelle
Couvre le ciel.
Il est décerné
Pour la fuite sous les drapeaux,
Pour la bravoure devant l'ami,
Pour la trahison de secrets indignes
Et pour avoir désobéi
De tout ordre.
Nourri par l'effroi d'une pensée qui, quelques années seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, retombe déjà dans la logique de la violence, le poème commence par une critique acerbe de la Guerre froide et de ses résonances dans la mentalité de la société. En tant qu'"uniforme du jour", la "patience" est tout sauf une vertu; face au début de la course à l'armement nucléaire, „l'espoir" d'une autre histoire que celle de la violence se réduit à une "pauvre étoile". Les strophes deux et trois, construites en parallèle et structurées par la répétition et la variation, mettent ensuite en contraste deux attitudes opposées face à l'ordre d'après-guerre qui s'établit: d'un côté, la distinction ambiguë d'un espoir qui se laisse corrompre par la violence et contribue ainsi à rendre possible la course aux armements; de l'autre, l'espoir d'une sortie radicale de l'histoire de la violence et de la fondation d'une nouvelle morale comme ébauche d'une autre socialité dans la cohabitation quotidienne des hommes. La rupture anarchique avec l'ordre dominant qui permet cette utopie - la "fuite des drapeaux", "la bravoure devant l'ami", la "trahison de secrets indignes / et le non-respect / de tout ordre" - rappelle clairement l'essai de Camus "L'homme dans la révolte", paru en 1951 dans sa version originale française, et prolonge en quelque sorte son regard historique sur les figures de la révolte dans l'histoire allemande d'après-guerre.
L'appel à la conscience critique, aux aspirations et à la volonté d'agir des contemporains dans le champ de tension historique du "plus" et du "pas encore" reste toutefois sous-jacent dans ce poème. Dans d'autres poèmes du recueil "Die gestundete Zeit", un je lyrique s'adresse explicitement à un tu ou s'identifie stratégiquement au "nous" d'une conscience publique prête à refouler l'histoire, défiant ainsi la contradiction morale de la conscience. Ces structures d'appel lyrique, qui distinguent le premier recueil de Bachmann aussi bien des poèmes des années d'études viennoises que de son deuxième recueil de poésie "Anrufung des Großen Bären" (1956), possèdent (comme les appels du narrateur dans le récit "Das dreißigste Jahr") un geste résolument existentialiste, par lequel l'auteur se rapproche plus que d'habitude de l'utopie française du changement social par la „révolte existentielle“ (Camus) et la „littérature engagée“ (Sartre), se plaçant symboliquement, dans une intention de critique du temps, presque dans la tradition de la Résistance française, comme le pense Hans Höller. Parmi les conditions du succès du premier recueil de poèmes, il y a donc aussi le traitement productif de la réception répandue de l'existentialisme français dans la littérature allemande d'après-guerre vers 1950.
Lorsque Ingeborg Bachmann adapte en 1958 la pièce de théâtre de Camus "Belagerungszustand" (1948) pour la radio, la phase existentialiste de la littérature allemande d'après-guerre s'est déjà éteinte, et l'attribution du prix Nobel à Camus à l'automne 1957 a probablement donné lieu à de nouvelles préoccupations. Le spectacle de Camus devient le film intertextuel de la pièce radiophonique de Bachmann "Le bon Dieu de Manhattan", diffusée pour la première fois en mai 1958. La pièce radiophonique partage avec quelques-unes des nouvelles du recueil "Das dreißigste Jahr", sur lesquelles l'auteur a commencé à travailler la même année, le motif existentiel et philosophique de la situation limite, ici du "passage de la frontière" dans un espace d'amour absolu, dont le "contretemps" est interprété non seulement avec la notion „d'autre état" de Musil, mais aussi avec le concept directeur de "révolte" de Camus, la "révolte contre la fin de l'amour à chaque instant et jusqu'au bout". Bien que la pièce radiophonique de Bachmann ait ainsi un thème nettement différent de celui du drame de Camus "État de siège", dans lequel l'auteur français transforme la matière de son roman "La peste" en une allégorie existentialiste de la maîtrise de la domination totalitaire dans le champ de tension du national-socialisme et de la modernisation (critique de la technologie et de l'administration), Bachmann varie des éléments structurels centraux de la pièce de théâtre de Camus. Cela vaut tout d'abord pour le procédé allégorique de la représentation parabolique elle-même, en ce sens que dans le drame de Camus (contrairement au roman), la peste apparaît comme une allégorie personnelle de l'ordre et de la domination totalitaires, tout comme le Bon Dieu incarne allégoriquement dans la pièce radiophonique de Bachmann cet "ordre" qui poursuit et censure toute infraction avec les moyens de la domination totalitaire et de la psychologie de masse moderne. Tout comme dans "L'état de siège" de Camus, il n'y a pas de sphère privée protégée dans la pièce radiophonique de Bachmann, c'est-à-dire que toute vie privée est toujours déjà une "vie publique" (Camus) à laquelle s'intéressent les représentants de l'ordre - la secrétaire chez Camus, les écureuils chez Bachmann - et dans les deux textes, le juge - le représentant de la justice prétendument indépendante - est de mèche avec „l'ordre" dominant, il se soumet à sa déformation totalitaire. Même l'histoire d'amour au centre de la pièce radiophonique de Bachmann et le discours sur le genre qui y est inscrit sont pré-imprimés chez Camus, dans la trame de l'amour de Diego et Victoria, qui se dresse contre la répression totalitaire et finit par s'imposer (malgré la mort tragique de Victoria). Comme dans une couche de la pièce radiophonique de Bachmann, la femme (Victoria) incarne chez Camus l'affirmation inconditionnelle de l'amour, qui est poursuivie et punie par l'ordre totalitaire de la peste, tandis que l'homme (Diego) ne se croit pas à la hauteur du "malheur" de leur souffrance commune sous les conditions dominantes. Bachmann reprend cette configuration en faisant de Jennifer une victime de la terreur totalitaire dans la tour de l'amour et en faisant survivre Jan suite à son retour dans le monde quotidien. Au contre-discours mis en évidence par Sara Lennox sur l'implication de Jennifer dans l'ordre qui provoque la tragédie de l'amour décrite, s'oppose chez Camus la restitution existentialiste du héros. Car c'est finalement Diego dont la révolte, en surmontant la peur et en traversant le désespoir, provoque l'effondrement progressif du règne totalitaire de la peste.
La conviction existentialiste selon laquelle "il a toujours suffi qu'un homme surmonte sa peur et se révolte pour que les rouages commencent à s'enrayer" (Camus) désigne cependant précisément le point où Bachmann s'écarte de l'héroïsme politique et de l'optimisme social de l'existentialisme français, car sa pièce radiophonique "Le bon Dieu de Manhattan" ne connaît justement pas un tournant utopique et révolutionnaire correspondant, qui s'étend en outre de l'action de l'individu à la société entière. Dans le drame allégorique de Camus, le pathos du schéma structurel existentialiste est toutefois contrebalancé à la fin par un commentaire du chœur, auquel Bachmann a pu rattacher sa vision plus sceptique du rapport entre liberté et ordre: "Non, il n'y a pas de justice, mais il y a certaines limites. Et les uns, qui ne veulent pas créer d'ordre, et les autres, qui essaient de tout faire rentrer dans un ordre, les dépassent de la même manière". Le sujet différemment configuré de Bachmann sur le franchissement des frontières se situe précisément dans cet entre-deux, dans l'espace moral de la vie sociale. Entre les extrêmes de l'anarchisme et du totalitarisme, la justice devient une tâche sociale pour chaque individu, à laquelle la littérature peut contribuer en "représentant son temps" - pour reprendre les "Lectures de Francfort" de Bachmann - et en "présentant" de manière critique et utopique "ce pour quoi le temps n'est pas encore venu".
De là, une ligne directe mène aux fondements poétologiques du projet "Todesarten" de Bachmann en tant qu'historiographie critique du quotidien social dans la perspective des rapports entre les sexes. Et lorsque Bachmann ramène ce projet d'une histoire littéraire des mœurs de l'après-guerre, dans les préfaces de son roman Franza, à la question critique de l'époque, à savoir où le "meurtre" et le "crime" ont "disparu" après les années du national-socialisme et de la guerre mondiale, cela fait écho, de loin, au point de départ de l'essai de Camus "L'homme dans la révolte": "Nous vivons à l'époque de la préméditation et du crime parfait. A l'époque des idéologies, il faut se confronter au meurtre. Tous les matins, des assassins apprêtés se glissent dans une cellule: le meurtre est le grand problème". Dans l'élaboration de ses propres problématiques et dans les procédés de sa représentation littéraire, Ingeborg Bachmann a utilisé l'espace de résonance de l'existentialisme mais l'a nettement quittée au milieu des années 1960. Si, au début des années 1970, elle revient encore une fois sur l'existentialisme des années 1950 et fait comprendre à la protagoniste de son récit "Trois chemins vers le lac" dans les années 1950 "l'étranger comme destin" et qu'elle passe ainsi d'une "aventurière" sans but à une "exilée" symbolique au sens de la conscience existentielle, ce retour sur le sentiment de vie typique de l'époque du "mal-logement", sur la métaphorisation existentielle de l'histoire contemporaine ou de l'histoire de l'art, s'effectue "d'une distance d'un an", de l'expérience sociale et sur l'espace de résonance discursive de l'existentialisme français (ici le roman de Camus "L'Étranger") à une distance de "presque vingt ans" dans une perspective nettement historicisée.
En ce qui concerne le dialogue littéraire avec Albert Camus, deux phases de lecture semblent se dessiner, dont la première devient surtout productive dans les poèmes du recueil "Die gestundete Zeit", tandis que la seconde peut être reconstituée à la fin des années 1950 à partir de l'étude par Bachmann du drame de Camus "Belagerungszustand" (Etat de siège). Au-delà des références déjà mentionnées, le récit "Ein Wildermuth", par exemple, peut être lu en strate comme une contrefacture du récit de Camus "La chute" (1956, en allemand 1957), dont le protagoniste, en tant qu'avocat, remet en cause l'ordre moral de la société codifié par le droit en faisant preuve d'un égoïsme cynique, volonté de jouissance, de domination et d'ascension sociale, au point que "le seul mot de justice le plonge dans d'étranges états de rage", avant qu'il ne se transforme - en exagérant ironiquement le schéma de retournement existentialiste - en "juge-pénitent" pénétrant et "faux prophète" de l'ordre moral. A cette parabole moraliste sur le décalage entre les normes juridiques ou morales et la pratique sociale, Bachmann répond dans le récit de crise de son personnage de juge en réfléchissant au caractère de construction de l'ordre symbolique de la société dans le miroir d'une crise de langage et d'identité. Des relations similaires d'analogie et de réponse médiatisées pourraient être tracées entre les figures du franchissement de la frontière, par exemple dans le récit "Un pas vers Gomorrhe" et le récit de Camus "La femme adultère", dont la protagoniste fait l'expérience extatique, lors d'une échappée nocturne hors des sentiers battus de son mariage et de son rôle, d'un "royaume" de liberté qui lui était "promis depuis le début des temps et qu'elle ne posséderait pourtant jamais", de sorte que l'ordre revient avec les mots: "Ce n'est rien, ma chérie, ce n'est rien." Or, c'est précisément la formule quasi leitmotiv d'un silence féminin imposé par les rapports de domination et de communication patriarcaux de la société d'après-guerre sur les blessures subies dans les textes de Bachmann sur les "espèces de mort". Comme l'a montré Françoise Rétif, des références similaires de résonance et de réponse, qui peuvent être lues comme les traces d'un dialogue littéraire dissimulé, relient l'œuvre d'Ingeborg Bachmann à Simone de Beauvoir depuis la fin des années 1950, en particulier le roman de Beauvoir "L'invitée" (1943, traduit pour la première fois en 1953) et le récit de Bachmann "Un pas vers Gomorrhe" du recueil "La trentième année" (1961). La lecture par Bachmann de l'œuvre féministe majeure de Simone de Beauvoir, "Le deuxième sexe" (1949, trad. d'abord en 1951: "Das andere Geschlecht"), ne se situe cependant certainement plus dans le contexte de sa confrontation avec l'existentialisme allemand et français de l'après-guerre, mais dans l'horizon de cette critique littéraire des structures cachées de la violence sociale qui, sous une forme tout à fait nouvelle, se retrouve au centre de son écriture dans son projet "Todesarten". Il est significatif que les fragments du premier roman "Todesarten", abandonné par la suite, marquent en même temps la fin des traces existentialistes dans l'œuvre de Bachmann, dans sa lutte pour trouver une structure littéraire adaptée à son nouveau sujet.